Chronique urbaine par Marie Morelle Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UMR Prodig
IRD/FPAE
L’histoire du mois de mai démarre à la date de la dernière déclaration du Premier ministre : le 30 avril. Ce jour-là, l’Extrême-Nord a officiellement rejoint la cohorte des régions touchées par la pandémie. Aucune région n’est donc plus épargnée. Ce jour-là, la limitation du nombre de passagers dans tous les transports en commun, taxis et bus, a disparu aussi. De même, l’heure limite de 18 heures pour la fermeture « des débits de boissons, des restaurants et des lieux de loisir » a été levée. Ces éléments ont été conçus comme l’une des réponses à la détérioration de l’activité économique dans plusieurs secteurs, en complément de reports de paiement, d’exonérations fiscales et du maintien des allocations familiales[1]. Aussitôt des bars ont ré-ouvert, des gens se sont embrassés et ont dansé dans les rues. Ce week-end du premier mai, en dépit d’importantes coupures de courant a été festif, avec ou sans masque, et en général à moins d’1 mètre de distance. « C’était comme une vengeance » me dit-on. Contre Corona ?!
Au défi lancé par le Covid-19 s’est donc ajouté celui de garantir la subsistance, et par ricochet la stabilité politique. À quel prix vit-on aujourd’hui au Cameroun ? Ou plus précisément, quel est le prix de la vie ? Laisse-t-on vivre plutôt que de faire vivre ? À chacun de continuer à respecter les gestes barrières et de porter un masque… mais comment boire sa bière sauf à y percer un trou ? Où sera le savon dans les arrière-salles des bars de Mini-ferme ou d’Essos ? Où sera l’eau ? De quelle joie sera-t-il question dans les rues célèbres de Yaoundé ?
Et pourtant… les Brasseries repartiront, les casiers circuleront… la Castel sera glacée, du moins si Eneo (la société en charge de la distribution d’électricité) le permet. Peut-être verra-t-on même surgir l’enseigne « Corona Bar ». Qui sait ? L’histoire des bars croise celle de Yaoundé, celle de ses musiques et des parcours en taxi. Les points de rupture de charge des transports urbains portent souvent le nom de bars, marqueurs d’une mémoire oscillant entre la fête, la création mais aussi la tentation voire l’obligation de l’oubli. On va à Nsam Escale, à Élise Bar, à Québec I ou II, à Pakita ou encore à Columbia… qu’ils soient démodés sinon fermés. Boit-on pour fêter et pour fêter quoi ? Ou boit-on pour ne pas réfléchir ? La Castel est glacée, mais à force de la boire, ce sont aussi les coups nocturnes du mari sur son épouse au fond du sous-quartier qui résonneront d’un écho glaçant.
La bière coule. Les petites phrases dont le Cameroun a le secret éclosent aussi. « Si les tests de dépistage en cours permettent de recenser de nouveaux cas de patients positifs au coronavirus, le nombre de personnes déclarées guéries de cette maladie dans notre pays ne cesse de croître. » Le nombre de cas augmente mais le nombre de guérisons aussi. Un tel raisonnement est imparable… Encore que… Pour avoir des guérisons, il faut effectivement des malades. Il faut aussi des tests pour connaitre le nombre de malades… (notons qu’il est venu à certains l’idée de procéder à des scanners à défaut de pouvoir recourir à des kits de dépistages, néanmoins vite rappelés à l’ordre).

Eu égard le faible taux de létalité du virus, on décompte nécessairement des guéris. Et on rétorquera à ceux qui doutent que de facto, les hôpitaux de campagne ne sont pas remplis, les morgues ne sont pas saturées… à moins que l’on meure en secret, face à la crainte de la stigmatisation et de la quarantaine ? Et que faire des patients asymptomatiques ? Qui sait ? Il est vrai que le nombre de morts n’atteint pas ceux de l’Europe. Il permet d’autant plus de se féliciter de mesures effectivement prises de manière anticipée. Il autorise aussi à s’alarmer de la manière dont le vieux continent a réagi, réagira et surtout comment il a traité et traitera ses personnes âgées… Le regard s’inverse-t-il ?
De quoi l’après sera-t-il fait ? Ce joli mois de mai ? Est-ce que le Cameroun a anticipé, là aussi, qu’il nous faudrait vivre avec le virus des mois durant et qu’il s’y essaye en même temps que les États qui s’autorisent à sortir doucement du confinement ? Ce faisant, est-ce qu’il démontre que rien ne changera jamais ? Qu’il faudra travailler et circuler pour vivre, peu importe l’exposition au virus ? Étouffer dans les gaz d’échappement des taxis qui ont repris d’assaut les routes de la capitale, si le Corona ne tue pas, ou moins, ou en tout cas pas tout le monde ? Acheter, vendre et commercer… En somme chacun reprend sa place dans les échanges capitalistes au sein desquels pourtant l’immense majorité des Camerounais n’est jamais sortie gagnante.
Yaoundé, le 4 mai
Crédit Photo : Thomas Chatelet, 2020
[1] Paiement des allocations familiales aux personnels des entreprises ne pouvant s’acquitter des cotisations sociales ou ayant mis leurs personnels en congé technique en raison de la baisse conjoncturelle d’activité, notamment dans la restauration, l’hôtellerie, les transports ; l’augmentation du niveau des allocations familiales de 2 800 FCFA à 4 500 FCFA ; l’augmentation de 20% du niveau des anciennes pensions n’ayant pas bénéficié de la revalorisation automatique survenue du fait de la réforme de 2016.